61.
J’ai prononcé ce mot « Maman ».
Cela m’est venu comme ça.
C’est quoi les derniers mots de ceux qui vont mourir ?
« Allons-y, je sens que ce pont de liane est solide. » ou « Tu crois que tu me fais peur avec ton flingue ? » ou encore « Il y a un arrière-goût bizarre dans ce plat. »
C’est difficile de faire de l’esprit dans ces moments-là. On a la tête ailleurs. On est obnubilé par sa propre disparition. Alors on pare au plus pressé.
Finalement la plupart des humains avant de passer ont dû seulement dire « Argghh. »
Et moi : « Maman. »
Cela m’est venu d’un coup. Comme des milliers de grands guerriers dans les secondes précédant leur trépas.
Napoléon a-t-il dit « Maman » avant de mourir ? Et Attila ? César ?
Mourir…
Voilà, c’est maintenant. Je n’imaginais pas que ce serait comme ça. Comme quoi on peut voir le futur et être incapable d’imaginer la dernière scène de son propre film.
Non.
Je ne veux pas finir comme ça.
J’ai encore tellement de choses à accomplir dans cette vie.
Ce serait… du gaspillage.
— Antique Cassandre ! Oh ma Cassandre, toi qui désormais es ma mère lointaine à travers les âges, ne peux-tu agir pour arrêter cette abomination ?
Une vision de la femme en toge blanche lui apparaît. Dans ses mains : Les Aventures de Cassandre Katzenberg. Elle secoue la tête.
— Non. Tu es dans le présent et le présent dévore tout comme un incendie. Il dévore le passé et l’avenir. Le présent est un roi ravageur. De ce qui va se dérouler dans les secondes qui viennent dépend la suite pour toi et pour le monde. Et personne ne peut t’aider.
— Aide-moi, je t’en prie. Je n’ai même pas connu d’homme. Je suis vierge.
— À 17 ans ? Ah c’est donc ça la petite expérience qui te fait défaut et qui t’empêche de mourir en paix ?
— Je voudrais au moins une fois faire l’amour, je voudrais une fois être écoutée, je voudrais découvrir le mystère de mon enfance, je voudrais savoir qui je suis et pourquoi j’ai ce pouvoir de visionnaire, je veux retrouver mon frère…
— Et tu penses que tout cela t’est dû ? Personne ne te doit rien. L’amour, l’écoute, la connaissance, et pourquoi pas la fortune et les orgasmes multiples ?
— Je vais donc mourir ?
— Fais comme moi, fais comme tout le monde, sois spectatrice de ta vie, sans te prendre en pitié et sans la moindre prétention. Tu n’es qu’une femme parmi des milliards d’humains et tu vas vivre et mourir comme les autres. Tu veux des phrases ? En voilà une : la vie est un film qui finit mal.
— Je ne veux pas me résigner. Mon frère me l’a interdit.
— Qui que tu sois, tu es remplaçable. Ton frère aussi. Vous n’êtes pas supérieurs aux autres. Vous aussi vous mourrez. Tu te dis « poussière issue du big-bang », eh bien retourne à la poussière.
La Grande Prêtresse ouvre Les Aventures de Cassandre Katzenberg, resserre la toge autour de ses épaules puis constate :
— Personnellement, de mon point de vue de lectrice de ta vie, et compte tenu de l’échelle que tu as virée, des rats qui grouillent autour de toi dans ce container isolé en plein dépotoir où jamais la police ou qui que ce soit ne met les pieds, je ne vois pas comment l’héroïne pourrait s’en tirer. Quel suspense !
Elle replonge dans le livre en murmurant :
— À mon avis, cela doit être un de ces romans modernes où, tout à coup, l’héroïne principale meurt au beau milieu de l’intrigue alors que surgit un deuxième héros qui prend le relais et poursuit sa quête. Je ne vois que ça. Tu vois une autre possibilité de scénario, toi ?